Promenade [Kiryu]

Suite de La promenade

Quand la réponse de Kiryu parvint à l'oreille du garçon, celui-ci se sentit réellement embarrassé. Il aurait pu évoquer la personne à qui il tenait le plus, exprimer le fait qu'il voulait le bonheur de Sanzo, sans le nommer évidemment... C'était vraiment dur de ressentir cette frustration en lui, il se sentait profondément égoïste et triste. Pourquoi ne pensait-il qu'à lui ? C'était toujours lui qui comptait, il s'en rendait finalement compte. Kiryu, lui, pensait à quelqu'un d'autre, il ne voyait pas sa vie pour lui seul, mais avec quelqu'un d'autre... Pourquoi Étienne n'avait-il pas pensé à cela ? Passer sa vie aux côtés de la personne qu'il aimait. Certes vivre heureux signifiait tout cela... Peut-être se prenait-il trop la tête...
L'adolescent ne répondit pas à Kiryu, après tout, il savait qu'il n'y avait rien à répondre, mais commençait à comprendre pourquoi le jeune homme lui avait confié avoir aussi des démons, en quelque sorte, à surmonter. Si le professeur de métamorphose partait, comme il semblait parfois le désirer, le brun se sentirait sûrement comme le jeune homme. Étienne n'était pas quelqu'un de courageux malgré ce que lui disait son interlocuteur, c'était plus facile que ça, il se laissait simplement porter par le temps, protégé par l'homme-loup, même quand celui-ci n'était pas présent physiquement, il savait qu'il était là, quelque part.
La chose la plus triste dans les paroles du jeune professeur n'était pas qu'il avait un rêve, mais plutôt qu'il pensait ne jamais l'atteindre... Pour Étienne, être heureux était basé sur la longue durée, c'est ce qui semblait le plus dur. Certes, il avait découvert le bonheur en arrivant à cet institut, mais est-ce que cela pourrait durer ? Rien n'était moins sûr. C'était probablement pessimiste de penser que cela n'arriverait pas, mais le garçon ne tenait pas à être bercé d'illusions, il préférait de loin penser au pire pour que le meilleur arrive, le surprenne et le rende encore plus heureux qu'il aurait pu l'être. Peut-être n'était-il pas encore assez mûr pour savoir comment agir. Quelque part il avait envie de se fier à la personne qu'il aimait, comme à un mentor, le suivre dans ses expériences, là où il voulait aller, selon ce qu'il voulait faire.

Le garçon se tourna vers Kiryu quand celui-ci lui demanda ce qu'il voudrait changer dans le monde, dans son intérêt. L'adolescent resta interdit, ne sachant pas du tout quoi répondre à cette question... Il ne releva même pas la suite sur la paix dans le monde et les Miss France, dont il avait entendu parler mais n'avait jamais eu le loisir de regarder.
Il resta muet, réfléchissant, s'il changeait le fait d'avoir tué son père, serait-il arrivé ici ? Aurait-il rencontré Sanzo ? C'était probablement un effet du destin, un mal pour un bien... Alors quoi d'autre ? Il était clair que le fait d'être ici avait changé sa vie... Il aurait même aimé être là depuis plus longtemps... Et sans cette famille, il aurait sûrement été différent... Étienne voulait dire qu'il aurait préféré être orphelin, et venir ici plus tôt, mais n'était-ce pas renié l'existence qu'on lui avait créé ? Le brun soupira puis chercha à nouveau ce qu'il pouvait répondre sans que cela paraisse trop étrange ou déplacé...

"Peut-être une existence un peu plus facile, ce qui impliquerait quelques changements, mais j'aurais peur que cela change des événements que je voudrais garder... Si certaines choses nous sont arrivés, c'est que cela devait sûrement se produire..."

Étienne pensa alors que Kiryu ne comprendrait peut-être pas cette vision des choses, ou pire, la trouverait trop rattachée à la religion... Alors le garçon essaya de trouver autre chose, pour ne pas être classé dans une vision... Même si, au fond de lui, le mutant savait bien qu'il n'était pas encore détaché de tout ce qu'on lui avait enseigné.

"Mais pour toi ça va changer, du moins j'espère, pour que tu sois heureux avec celle que tu aimes."

Cela donnait une conversation plutôt intime, ce pourquoi, après avoir fini sa phrase, le garçon se retourna une nouvelle fois pour faire face à l'arbre, dos à Kiryu, cachant ses joues rosies d'être tellement insolent tout à coup.

Les paroles d'Étienne résonnaient dans l'esprit de Kiryu. Combien de fois s'était-il désespéré de ne pouvoir changé son passé cruel, ré-imaginant un présent meilleur lors de ces longues nuits blanches où les fantômes des êtres chers disparus le hantaient et où l'aube le découvrait à moitié inconscient, épuisé, les joues maculées des sillons de ses larmes incessantes. Ces nuits d'horreur qui l'avait pourtant laissé en paix si longtemps. Ces nuits qui avaient précédé et suivi la mort de chacun des disparus qui avaient inévitablement rejoint les autres spectres. Ces nuits de cauchemar qui venaient de recommencer.
Mais Etienne avait raison ... si la cause était modifiée, l'effet l'était également. Et Kiryu ne se serait probablement jamais retrouvé à avoir cette conversation dans un de ces présents imaginaires.
Il leva brièvement les yeux vers les cieux et s'excusa en silence pour ce qu'il allait dire.

" Tu as raison ... même si il y a des choses que je voudrais changer, ce sont ces épreuves qui m'ont façonnées et m'ont amené ici. Sans cela je ne t'aurais surement jamais rencontré, je n'aurais jamais eu la chance de plonger mon regard dans le sien ... D'une certaine façon je suis content que les choses se soient passées ainsi. "

Le jeune homme marqua une courte pause pour calmer sa voix qui commençait à trembler.

" Évidemment j'aimerais être heureux avec elle, et encore plus la rendre heureuse.
Mais je ne suis pas certain d'être une bonne chose pour elle ... "

Kiryu éprouvait un besoin impérieux d'épancher son trouble, d'ouvrir les vannes et de faire un grand ménage dans son cerveau. D'oublier tous ses problèmes. Hakuna Matata... Mais quelle phrase magnifique. Hakuna Matata, quel chant fantastique ! Hakuna Matata
Mais il ne voulait pas non plus inonder son ami, à la grande surprise du jeune homme c'est le qualificatif le plus approprié qu'il trouvait pour Etienne bien qu'ils ne se connaissent guère, d'un flot d'informations horribles.

" J'ai une ... fâcheuse tendance à porter malheur aux gens auxquels je m'attache. "

Se rendant compte avec horreur de l'égoïsme incroyable dont il faisait preuve envers Etienne, Kiryu s'affala contre le gros chêne et baissa la tête pour qu'un rideau de cheveux couleur jais masque les larmes qui perlaient dans ses yeux.

" Je ne peux apporter que la destruction... Mon pouvoir n'est porteur que de ruine et de malheur. "

Je suis comme mon père ...

" Tu mérites d'être heureux avec ceux que tu aimes Étienne. Je sens que tu es quelqu'un de profondément gentil et généreux ... "

Sur ce, il congédia son jeune condisciple d'un geste de la main et enfoui son visage dans la mousse humide de rosée pour étouffer ses pleurs.

C'était sûrement dur pour Kiryu de porter tout ce poids, toute la conscience qu'il avait de ses erreurs passées. Si Étienne n'avait pas tué son père que ce serait-il passé ? Encore une fois il aurait fini par obéir, peut-être que son père aurait utilisé la force, peut-être que cela aurait été pire... Le tuer lors de son office, et hurler, crier de rage d'avoir enfin accompli cet acte sordide, il aurait commencé à rire en voyant le sang de son père s'échapper de son corps, la folie ce serait emparée de lui et le suicide n'aurait été que plus proche.

Le garçon s'excusa auprès de son Dieu, qui ne voulait apparemment pas le laisser partir si facilement, puis retrouva le sourire. Il était évidemment en vie parce qu'on le lui avait permis, il n'avait donc pas le droit de la laisser sortir de son corps si rapidement.
Observant un scarabée faire son dur labeur, il écouta attentivement les paroles de son professeur, camarade et ami. Cela lui redonna encore plus le sourire, c'était sûrement mieux ainsi après tout, pour Étienne il valait mieux que Kiryu ne ressasse pas trop ses erreurs du passé, même s'il ne les connaissait pas, le garçon se disait que cela ne pouvait pas être pire que son meurtre.

Mais Kiryu faiblissait, l'adolescent se retourna pour affronter le regard du jeune homme, mais ne put y accéder, il se cachait. Étienne n'avait pas de raison de lui faire un discours religieux, car en temps normal il l'aurait sûrement fait, mais que ici cela n'avait plus aucun sens.

"Si elle existe pour toi c'est que tu existes pour elle... Peut-être que te confirmer dans un sens t'aidera... Si tu l'aimes..."

Étienne n'en savait rien, ce genre de discussions lui paraissaient tellement lointaines... Et pourtant l'amour qu'il portait pour une certaine personne faisait qu'il sentait le devoir d'être présent pour le jeune homme.
Mais celui-ci s'enfonçait, encore et encore, avouant qu'il avait tendance à porter malheur aux gens, il finit par se laisser tomber contre un chêne, continuant son monologue. Ses paroles devenaient froides, tristes, grises.

Le garçon ne sut rien dire, mais il resta, malgré le semblant d'ordre qu'il lui avait intimé, d'un geste de la main.

"Pour briser le maléfice, il faut tenter le maximum. Je suis prêt à courir le risque... Mais je ne suis pas aussi blanc que tu sembles le croire, si je ne méritais pas une certaine punition je ne serai pas seul ici."

Doucement, il finit par s'approcher et posa une main sur une épaule du jeune homme d'habitude bien plus grand que lui.

"Ton pouvoir m'a sauvé, alors, si tu veux m'accepter comme ton ami malgré tout ce que je te dois, je t'aiderai."

L'adolescent souriait mais serrait les poings, il eut un mauvais pressentiment, comme un avertissement... La forêt lui jouait sûrement des tours, il contrôla son pouvoir afin que la peur et la méfiance ne le fassent pas agir de travers et se calma... Avant d'afficher un visage à nouveau serein pour son camarade.

Depuis combien d'années Kiryu n'avait-il pas senti le contact chaleureux, rassurant et réconfortant d'une main posée amicalement sur l'épaule ?! Pourtant il ne se sentait nullement soulagé. Le poids de sa "malédiction" lui paraissait au contraire largement plus élevé. Bien qu'il essaie de protéger Étienne, celui-ci, tel le papillon fasciné par la flamme, courrait à sa perte. Comme il était tentant de succomber, de s'appuyer sur cette épaule salvatrice et d'y purger son chagrin. Mais dès lors, Étienne serait condamné, comme tous ceux qui avaient approché le jeune homme pour se réchauffer et qui avaient finalement été incinérés, sacrifiés au bûcher de l'affection qu'il leur portait.
Non il ne pouvait pas laisser faire cela ... il avait déjà mis Chizu en danger, et il savait qu'il aurait toutes les peines du monde à la protéger.

"Ton pouvoir m'a sauvé, alors, si tu veux m'accepter comme ton ami malgré tout ce que je te dois, je t'aiderai."

Essuyant ses larmes d'un revers de la main, il releva la tête et plongea les yeux dans le regard profondément honnête d'Étienne, qui lui adressa un sourire engageant. Il dégageait une atmosphère paisible.
Vraiment, Kiryu n'avait pas le droit de le mettre en danger ...

Repoussant la main de son compagnon, il réussit, malgré la boule qu'il avait dans la gorge à l'idée de blesser son ami, à feindre un rire sardonique étouffé.

" Tu es tellement naïf ... tellement gentillet ... c'est écœurant !
Tu ne te rends même pas compte que tout ce qui intéresse les gens chez toi c'est d'abuser de cette gentillesse !
Même après 100 ans de vie en ermite je ne voudrais pas être l'ami de quelqu'un comme toi !
Je t'ai sauvé en pensant que tu pourrais m'être utile mais je me suis aperçu depuis qu'il n'y avait rien à tirer de toi.
Dégage de là, tu pollues l'air que je respire !"

Joignant le geste à la parole, il bouscula son jeune condisciple et créa une barrière de flammes entre eux. Il avait remarqué que son pouvoir s'intensifiait avec la colère. D'habitude, il essayait de le contenir, mais pour une fois qu'il le laissait échapper, il lui obéissait bien plus qu'habituellement.
Il créa cinq chiens de feu qui menaçaient Étienne.

" Ne m'oblige pas à me répéter et à te faire du mal ..."

Les larmes qui perlaient aux coins de ses yeux furent rapidement évaporées par la chaleur ambiante, mais peut-être pas assez rapidement pour qu'Étienne ne les remarque pas.

Le garçon trouvait cela vraiment triste qu'un jeune homme si talentueux soit dans un état si déplorable. Pourtant il avait sûrement tout pour lui non ? La beauté, l'intelligence, le charisme... Malheureusement pour lui, les apparences étaient trompeuses dans son cas, ou du moins, elles ne révélaient rien sur son passé. Oui, il avait dû se passer quelque chose avant cet épisode, bien avant, pour que cela le rende triste à ce point. Étienne savait lui-même que lorsque la tristesse s'emparait de lui, ses anciens démons revenaient le hanter... Alors il en était sûrement de même pour Kiryu.

Le jeune mutant aurait bien aimé l'aider, lui dire exactement les choses qu'il fallait, lui redonner le sourire. Mais il n'était probablement pas la bonne personne, pas au bon moment... Seulement il était là et il n'y avait que lui à des centaines de mètres à la ronde... Alors il agit, même si ce n'était pas ce qu'il fallait, il aura au moins essayé.

Et quand Kiryu leva la tête vers lui, quand le jeune télékinésiste lui sourit, il pensa qu'il avait bien fait de rester, jusqu'à ce que celui qui devait être son nouvel ami lui réponde.

Le monstre crut alors voir, entendre son père. Pourquoi tant de haine tout à coup ? Quel était le mal qu'il avait commis ? Trop gentil ? Étienne se figea, n'y croyant pas ses oreilles ni ses yeux, comment avait-il pu en arriver là ? Le jeune homme le bouscula, le garçon se retint à un arbre pour ne pas tomber, Kiryu l'empêchait de l'approcher avec l'aide de son pouvoir. Des chiens, pourquoi des animaux ? L'adolescent secoua la tête, ce n'était plus le professeur dont il avait suivi les cours qui était devant lui... Pourtant il lui avait fait confiance...
Le télékinésiste baissa la tête et baissa les poings, il ne devait pas faiblir, pas devant un abject représentant de l'espèce humaine.

"Très bien."

Le garçon leva une dernière fois les yeux devant vers Kiryu, l'affrontant du regard, même s'il ne le distinguait pas vraiment à cause de la chaleur diffusée par les flammes. Puis il tourna les talons. D'abord marchant lentement, puis il se mit à courir quelques instants. Sortant alors de la forêt, il plaqua ses bras contre son ventre, cela le rendait malade, pourquoi lui ? Il avait l'air pourtant gentil, mais... Non c'était Étienne le mal, il avait dû faire quelque chose... C'était lui le problème, les autres réagissaient toujours de la même façon. Les larmes coulant sur ses joues lui rappelèrent sa situation. Il rentra donc à son dortoir, le cœur empli de tristesse et de haine. Il réécrit son cours et le classa. Kiryu n'était plus qu'un professeur détestable.

[FIN]

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